Il se murmure dans la région que la plage qui s’étend au nord de la Pointe de la Torche est nuitamment fréquentée par les garçons qui aiment les garçons. Je fus assez surpris de l’apprendre, car pour y être passé en plein après-midi, il m’avait plutôt semblé que l’endroit était prisé des campeurs et des familles nombreuses et qu’il offrait peu de recoins où s’isoler. Je ne suis pas un adepte de la drague en plein air, mais je devais en avoir le cœur net ; aussi m’y rendis-je un soir.

Je quittai la maison un peu tard ; une conduite sportive et un bon sprint dans les dunes me permirent d’arriver sur la plage juste à temps pour voir un gros soleil rouge plonger dans la mer. À l’horizon, des cumulo-nimbus dont la rotondité de la Terre ne permettait d’apercevoir que les sommets éclairés à contre-jour, dessinaient comme la sky line d’une ville lointaine et fantomatique. La marée descendante découvrait déjà une assez large bande de sable. À quatre cents mètres vers le sud, trois enfants faisaient voler un cerf-volant ; à cent mètres vers le nord, deux kite-surfeurs remballaient leur matériel. Dans un instants ils seraient partis.

Je marchai droit vers l’océan et comme à mon habitude, j’y fis quelques pas tout habillé. Je me penchai pour ramasser un galet par-ci, une coquille vide par-là. Je jouai un moment à me faire peur avec les trous d’eau, ces zones que la mer vient de découvrir où le sable est si gorgé d’eau que le pied s’enfonce et reste prisonnier si l’on n’y prend pas garde. Ne faire plus qu’un avec le paysage : y tremper les pieds et les mains, sentir l’odeur des embruns, écouter le fracas des vagues, goûter la salinité de l’eau, contempler l’horizon. Imaginer l’Amérique au-delà.

Je me retournai ; les enfants et les kite-surfeurs avaient disparu. J’étais seul. Au monde. Je criai quelques phrases qui se noyèrent dans le bruit des vagues. Aucun risque qu’un passant me prît pour un fou, il ne pouvait pas y avoir de passant, j’étais le dernier habitant de la Terre. La scène finale de La Planète des Singes me revint en mémoire. Me rappelant la toponymie du lieu, je m’attendis à voir apparaître la pointe de la torche de la Statue de la Liberté au détour d’une dune ; mais en guise de vestige d’une civilisation oubliée, ce fut un banal blockhaus allemand qui se profila à l’horizon.

J’eus l’envie d’écrire un message dans le sable mouillé. L’idée me parut extrêmement excitante qu’il pourrait être lu par n’importe qui mais ne le serait probablement pas parce qu’aucun quidam ne passerait jamais par ici avant que la marée montante ne l’efface. Hélas, je ne trouvai pas de phrase à graver dans le paysage qui me parût à la hauteur de l’événement.

L’irruption d’une famille de touristes mit brutalement fin à mon extase mystique. Je hais les touristes. Ça s’habille mal au prétexte que c’est en vacances, ça parle fort, ça n’a pas le sens du sacré, ça photographie les couchers de soleil au flash et ça n’a pas vu La Planète des Singes. Je décidai de rentrer à la voiture afin d’y attendre la faune interlope.

Bientôt la nuit fut assez noire. Je sortis faire quelques pas dans les dunes. À l’horizon est, une lune rousse partait à l’ascension du ciel. Mais l’endroit me parut totalement désert. Je ne croisai personne, à l’exception d’un type dont je ne sus dire sur le moment s’il était là par hasard ou s’il était en recherche d’un semblable. Certes, je ne vois pas trop ce qu’il aurait pu faire d’autre en pleine nuit dans un endroit pareil ! Mais d’un autre côté, s’il avait cherché un compagnon, il m’aurait probablement davantage dévisagé dans l’obscurité lorsque nous nous sommes croisés. Je m’en retournai convaincu que l’endroit n’était pas à la hauteur de sa réputation.

Je compris mon erreur quelques instants plus tard. Une voiture manœuvra sur un parking voisin et le faisceau de ses phares, en balayant le paysage, projeta furtivement une ombre chinoise sur le flanc d’une dune. Une ombre chinoise que j’identifiai immédiatement comme celle d’un mec se tenant debout, les mains sur les hanches, en train de se faire sucer par un autre mec à genoux.

Je me demande si l’un des deux était le gars que j’avais croisé. Ou bien si, encore perdu dans mes rêveries planéto-simiesques, je n’ai fait que fantasmer une scène inédite entre le capitaine Taylor et le docteur Cornélius. Il faudra que j’y retourne. Juste pour vérifier.

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